On observe depuis plusieurs mois un mouvement anti-ESG très puissant aux États-Unis, porté notamment par les politiques et certaines entreprises.
Ce mouvement s’oppose aux normes et aux réglementations croissantes qui encadrent les entreprises sur leurs pratiques en matière de RSE et d’ESG (critères faisant référence à Environnement, Social, et Gouvernance).
Fait majeur : 19 États américains se sont réunis dans une alliance contre les critères ESG, qui mettraient « les décisions d’investissement entre les mains d’une foule WOKE” et nuiraient “à la rentabilité des fonds investis. »
Avec des conséquences concrètes : le financement de certaines énergies fossiles comme le charbon a repris de plus belle, en mettant aux oubliettes les critères ESG qui les excluaient de certains fonds d’investissement ces dernières années.
Un court podcast de France Culture nous en dit plus sur le sujet.
Du côté de l’Europe, on observe cela dans un contexte où la RSE n’a jamais autant fait parler d’elle, notamment avec le déploiement progressif de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), cette directive européenne visant à harmoniser le reporting extra-financier des entreprises, et qui fait drastiquement baisser les seuils des entreprises concernées.
Et pourtant, depuis quelques semaines, il y a des signes qui ne trompent pas : le mouvement anti-ESG se diffuse lentement mais sûrement en Europe et en France.
Comment cette tendance anti-ESG se traduit-elle en Europe ?
J’ai exploré 4 tendances sur ce sujet, que je détaille dans cet article :
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- 1. ESG pour « Énergie, Sécurité, Guerre » dans le célèbre podcast français Génération DIY
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- 2. Les signaux faibles anti-ESG sur les réseaux sociaux
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- 3. L’opposition entre les pro “double matérialité” et les pro “matérialité simple”
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- 4. Les banques et les investisseurs en France dans le doute face aux critères ESG
1. ESG pour « Énergie, Sécurité, Guerre » dans le célèbre podcast français Génération DIY
Fin juin 2024, Matthieu Stefani tend le micro à David Bevarez lors d’un épisode intitulé “Sommes-nous entrés en économie de guerre ?”
À première écoute, il s’agit d’un échange intéressant qui aborde différents enjeux majeurs : l’entrepreneuriat, les enjeux de guerre technologique ou encore l’infobésité.
Mais certains propos de l’intervenant m’ont mis la puce à l’oreille : l’invité exprime clairement de fausses informations au sujet de la directive CSRD.
Je cite :
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- “Il faut que le président de la société publie 1200 indicateurs non-financiers mensuels autrement c’est du pénal. C’est n’importe quoi, les seuls qui sourient sont les Big 4, les quatre grands comptables”.
C’est faux, la directive n’oblige pas les entreprises à “appliquer” l’ensemble des indicateurs, ni à le faire mensuellement. Il parle là des “data points” de la CSRD, mais tout l’enjeu de cette réglementation est de procéder à une analyse préalable afin que l’entreprise choisisse les data points pertinents pour son activité.
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- Il propose “d’arrêter avec ça” (la CSRD) et de faire une déclaration d’interdépendance, par exemple avec la Chine si l’on dépend de la Chine pour son activité
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- “Le E d’Environnement, il doit devenir Énergie […] La transition environnementale, on ne l’a pas encore commencé.”
Ne connaissant pas David Bevarez avant ce podcast, j’ai été exploré un peu plus en détails ses activités.
Dans son nouvel ouvrage “Bienvenue en économie de guerre” on peut y lire qu’il aimerait remplacer ESG par “Énergie, Sécurité, Guerre”.
Il défend également cette vision dans une interview vidéo à Why the West, et là le ton est un peu plus accusateur.
Je cite :
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- « La CSRD [impose de] suivre entre 1200 et 1400 indicateurs de performance non-financiers. Il n’y a pas un client qui nous les demande. C’est juste une usine à gaz totalement débile dont Bruxelles a le secret.”
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- “La preuve, c’est que ces fameux critères ESG ne viennent pas de chez nous à la base, ils viennent des États-Unis. C’est le plus gros investisseur du monde qui s’appelle BlackRock, qui dans une lettre marketing adressée à l’ensemble de la planète a dit “ces critères sont très importants”.
Ici, il oublie certainement que la France était dotée déjà depuis plusieurs années d’un petit arsenal réglementaire autour de la RSE, notamment avec la DPEF.
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- “C’est pas que je suis contre les ESG, naturellement je suis pour, mais ils ont été tellement dévoyés pour imposer une usine à gaz de critères totalement ineffective, qu’il faut les redéfinir pour la production”.
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- “Le G de Gouvernance doit devenir Guerre […] le S de Social doit devenir Sécurité”.
Ici, il fait la démonstration de sa vision économique sur les risques économiques et géopolitiques portés par les entreprises (et pourquoi pas), mais il insiste bien (et partout où il le peut) pour faire un nouvel usage des termes ESG pour appliquer cette vision.
À noter que le podcast Génération DIY fait partie des podcasts les plus écoutés de France et cumule plus de 500 000 écoutes en moyenne chaque mois, et que David Baverez est par ailleurs soupçonné par certains d’être au service du soft power chinois.
Une déformation volontaire du concept, qui fait penser à celle d’Elon Musk en personne, qui considère les critères ESG comme “une arnaque” et qui estime que le S devrait plutôt être celui de “satanique” :
2. Les signaux faibles anti-ESG sur les réseaux sociaux
Je me suis essayée à une petite expérience que vous pouvez reproduire chez vous.
En tapant simplement “critères ESG” en français dans la barre de recherche X (ex-Twitter), on constate très rapidement qu’une bonne moitié des messages postés sont anti-ESG.
Wokisme, complot mondial, restriction des libertés individuelles…
Les ESG seraient des critères liés à un complot mondial visant à réguler l’ensemble des pratiques morales de la société.
Une tendance de fond, certes pour le moment assez peu relayée par de grands noms, ni par les médias français, mais que l’on ne voyait pas si clairement il y a encore quelques années…
Extraits :
3. L’opposition entre les pro “double matérialité” et les pro “matérialité simple”
Ce sous-titre paraitra sûrement un peu flou pour les non-initiés, et c’est bien normal !
Ce qu’il faut retenir, c’est que dans le cadre de la CSRD, cette directive européenne mentionnée plus haut, il est attendu des entreprise la réalisation d’un reporting incluant la double matérialité, prenant en compte les critères financiers et non-financiers, notamment sociaux, environnementaux et de gouvernance.
Cette vision en « double matérialité » ne séduit pas tout le monde.
L’ISSB, incarné notamment par Emmanuel Faber (ex-PDG de Danone), prône plutôt la matérialité financière “simple”, qui ne prend en compte que les opportunités financières et les risques financiers générés par une activité (lire sa tribune ici).
De l’autre côté, certains défendent la double matérialité, “qui va tenir compte de la matérialité socio-environnementale, qui va prendre en compte les impacts négatifs ou positifs de l’entreprise sur son environnement économique, social et naturel.”
Une tribune signée par de nombreux experts explicite un peu plus le débat de fond : “Pour faire simple : en simple matérialité (financière), il sera possible de constater qu’une entreprise de l’agroalimentaire souffre de la disparition des insectes pollinisateurs. Mais la double matérialité pourrait mettre à jour le fait que c’est cette même entreprise de l’agroalimentaire qui a participé à causer l’effondrement des colonies d’abeilles.”
Je tiens à le préciser : cette opposition entre les deux visions n’est pas directement liée au mouvement américain anti-ESG. La matérialité simple ne vise en aucun cas à exclure les critères ESG.
En revanche, le débat de fond est intéressant car il traduit une nette rupture entre ceux qui souhaitent prendre en compte l’impact des entreprises au-delà de la dimension financière, et les autres. Et dans quelques années avec le déploiement progressif de la CSRD, cela risque de réveiller d’autres débats, très certainement sur les ESG et l’arsenal d’indicateurs attendus des entreprises.
4. Les banques et les investisseurs en France dans le doute face aux critères ESG
Ces derniers temps, on a pu assister à plusieurs actualités mettant à mal les critères ESG :
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- Une étude AXA IM sur la perception de l’investissement ESG démontre qu’il y a une baisse dans la perception de l’ESG de la part des épargnants français, qu’il s’agisse de détention, de compréhension ou de performance (en comparant les études de 2021 et 2023).
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- Les « Say on Climate » ces ont été moins nombreuses en 2023 qu’en 2022 au sein des AG de grandes entreprises en France. Ces procédures visent à faire voter en AG les politiques climatiques. Un article de Novethic présente en détail les différentes résolutions sur le climat au sein des entreprises françaises.
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- Le Ministre des Armées en personne, Sébastien Lecornu, a menacé fin mai de dénoncer publiquement une banque. La raison ? Celle-ci aurait refusé d’investir dans des PME du secteur de la défense, qui seraient en lien avec la dissuasion nucléaire. Le secteur de la défense est en effet un « no go » de nombreux fonds d’investissement exigeants sur les critères ESG. Le Ministre en appelle à « la finance patriotique », et s’oppose au refus « par principe » du financement des acteurs de la défense
Conclusion
Ces signaux sont intéressants pour comprendre les différentes perceptions et visions de la RSE et des critères ESG.
Ils semblent prendre de l’ampleur dans les discussions et sur les réseaux, mais est-ce que ce n’est tout simplement pas le signe que l’on parle davantage de ces sujets aujourd’hui qu’il y a quelques années ? Tout sujet populaire amène son lot de détracteurs.
Novethic titrait il y a quelques jours « Aux Etats-Unis, les campagnes virulentes contre l’ESG ne font pas recette auprès des investisseurs”.
Et en effet, visiblement, les résolutions anti-ESG déposées aux AG des grandes entreprises américaines cette année ont récolté un peu moins de 2% de soutien.
À suivre donc !